I
LA FEMME AUX CINQUANTE ECUS

Ce jour-là, on fit courir les taureaux sur la Plaza Mayor, mais Martin Saldana, lieutenant d’alguazils, ne fut pas de la fête. On avait retrouvé la femme étranglée dans une chaise à porteurs, devant l’église de San Ginés. Elle tenait entre les doigts une bourse contenant cinquante écus et un billet anonyme avec ces mots : Prière de dire des messes pour le repos de son âme. Une bigote matinale l’avait découverte et avait alerté le sacristain qui à son tour avait prévenu le curé, lequel, après une urgente absolution sub conditione, avait fait avertir la justice. Lorsque le lieutenant d’alguazils se présenta sur la petite place de San Ginés, voisins et curieux s’étaient déjà attroupés. On aurait presque cru à une fête, au point qu’il fallut donner l’ordre à quelques argousins de tenir la foule à l’écart pendant que juge et greffier dressaient procès-verbal et que Martin Saldana jetait un tranquille coup d’œil au cadavre.

Saldana était d’un naturel nonchalant, comme s’il avait toujours tout le temps du monde devant lui. Peut-être du fait qu’il était un ancien soldat – il s’était battu en Flandre avant que sa femme ne lui obtienne par ses faveurs, à ce qu’on racontait, la charge de lieutenant –, le chef des alguazils de Madrid accomplissait avec beaucoup de flegme son métier, « à pas de bœuf » comme l’avait écrit un jour un certain poète satirique, Ruiz de Villaseca, faisant allusion, dans un dizain malveillant, à la façon dont certains taureaux se comportent dans l’arène. Mais si Martin Saldana était lent pour certaines choses, il ne l’était en rien lorsque le moment était venu de se servir de l’épée, de la dague, du poignard ou des gros pistolets bien amorcés qu’il portait à la ceinture dans un ferraillement constant et menaçant. Le poète Villaseca pouvait en attester au purgatoire, en enfer ou ailleurs, après s’être fait tailler trois boutonnières dans le dos, devant la porte de chez lui, trois jours après qu’eut commencé à circuler sur le parvis de San Felipe le dizain en question.

Il ne sortit pas grand-chose de cet examen pondéré que le lieutenant d’alguazils fit du cadavre. La morte était d’âge mûr, plus proche de la cinquantaine que de la quarantaine. Elle était vêtue d’une ample bure noire et d’une coiffe qui lui donnaient l’air d’une duègne ou d’une dame de compagnie. Elle avait un rosaire dans son aumônière, de même qu’une clé et une image froissée de la Vierge d’Atocha. À son cou pendait une chaîne en or avec la médaille de Santa Agueda. Ses traits donnaient à penser qu’elle n’avait pas été vilaine dans sa jeunesse. Il n’y avait sur elle aucune trace de violence, hormis le cordon de soie qu’elle avait encore autour du cou et sa bouche crispée dans le rictus de la mort. À la couleur et à la rigidité du corps, on conclut qu’elle avait été étranglée durant la nuit, dans la chaise à porteurs, avant qu’on ne l’amène devant l’église. La bourse contenant de l’argent pour faire dire des messes propres à assurer le salut de son âme pouvait aussi bien être le signe d’un sens pervers de l’humour que d’une grande charité chrétienne. Car au bout du compte, dans cette Espagne obscure, violente et contradictoire qui fut celle de notre roi catholique Philippe IV, une Espagne où les débauchés et les coquins réclamaient la confession à grands cris après avoir reçu un coup de pistolet ou d’épée, un assassin pieux n’avait rien de bien extraordinaire.

Dans l’après-midi, Martin Saldana nous raconta ce qui s’était passé. Ou, plus exactement, il en fit part au capitaine Alatriste quand nous le rencontrâmes à la Porte de Guadalajara, alors que nous revenions avec la foule de la Plaza Mayor. Saldana avait terminé son enquête sur la femme morte dont le cadavre avait été exposé à Santa Cruz, dans un cercueil de pendu, au cas où quelqu’un pourrait l’identifier. Il nous mit au courant des événements, comme si ce n’était qu’une broutille, en prenant tout son temps, plus intéressé par la bravoure des taureaux qui avaient couru ce jour-là que par le crime qu’il avait sur les bras. Chose parfaitement logique si l’on considère que, dans le périlleux Madrid de l’époque, les morts retrouvés en pleine rue abondaient alors que les bonnes courses de taureaux et les joutes commençaient à se faire rares. Les joutes à cheval, auxquelles participait parfois le roi notre seigneur, opposaient des quadrilles de gentilshommes. Mais les jolis cours et les godelureaux en avaient fait une affaire de rubans, de boucles et de dames, plutôt que de se moudre de coups comme de bons chrétiens. Elles n’étaient plus, et de loin, ce qu’elles avaient été du temps des guerres entre Maures et chrétiens, ou même à l’époque du grand Philippe II, grand-père de notre jeune monarque. Les taureaux continuaient cependant d’être la grande passion du peuple espagnol en ce premier tiers de siècle. Sur plus de soixante-dix mille habitants que comptait Madrid, les deux tiers accouraient à la Plaza Mayor chaque fois qu’on faisait courir des taureaux, pour célébrer la valeur et l’adresse des gentilshommes qui affrontaient les bêtes. Car à cette époque, hidalgos, grands d’Espagne et jusqu’à des personnes de sang royal n’hésitaient pas à descendre dans l’arène, les cavaliers sur leurs meilleurs coursiers, pour casser la pique sur le garrot de l’animal ou le tuer d’un coup d’épée après avoir mis pied à terre, sous les applaudissements de la foule enthousiaste qui se massait autant sous les portiques, pour le vulgaire, que sur des balcons loués à vingt-cinq et cinquante écus par les courtisans, le nonce et les ambassadeurs étrangers. On racontait ensuite ces courses en chansons et en vers, gaillards pour la plupart, gracieux et plaisants parfois, jeux auxquels s’ingéniaient tous les beaux esprits de Madrid. Comme lorsque le taureau se lançait à la poursuite d’un alguazil – la justice n’avait pas alors la faveur populaire, pas plus qu’elle ne l’a aujourd’hui – et que le public tout entier prenait le parti du taureau :

L’encorné eut raison d’emboutir l’argousin. De quatre cornes, donc, deux sont de trop au moins.

Ou, en cette autre occasion, quand l’amiral de Castille, qui combattait à cheval un taureau, blessa accidentellement d’un coup de pique le comte de Cabra. Le lendemain, ces vers circulaient déjà sur les places de Madrid :

Plus de mille à toréer sans ambages, mais l’Amiral fut le seul torero à ficher pique en l’hôte de passage, c’est Cabra, hélas, qu’il prit pour taureau.

Mais revenons à notre dimanche où l’on découvrit la femme morte, à Martin Saldana et à son vieil ami Diego Alatriste. On comprendra que le lieutenant l’ait mis au courant des circonstances qui l’avaient empêché d’être présent à la course de taureaux et que le second lui ait conté dans les moindres détails le combat auquel avaient assisté. Leurs Majestés du balcon de la Maison de la Boulangerie, tandis que lui et moi, mêlés à la foule, mangions des pignons et des lupins à l’ombre de la Porte des Drapiers. On avait fait courir quatre taureaux, tous assez braves. Le comte de Punœnrostro et le comte de Guadalmedina avaient fait merveille en rompant plusieurs piques. Guadalmedina avait perdu son cheval, tué sous lui par un taureau du Jarama. En gentilhomme courageux, le comte avait mis pied à terre, tiré son épée et coupé les jarrets de la bête avant de lui donner l’estocade, ce qui lui avait valu des froufrous d’éventails parmi les dames, l’approbation du roi et un sourire de la reine qui, à ce qu’on disait, le regardait beaucoup : Guadalmedina portait beau. La note pittoresque avait été donnée par le dernier taureau qui s’en était pris à la garde royale. Il faut vous dire que les trois gardes, l’espagnole, l’allemande et les archers, avaient pour ordre de rester en formation avec leurs hallebardes au pied de la loge royale, même si le taureau paraissait animé des pires intentions du monde. Cette fois, l’animal s’était approché plus qu’il ne fallait et, n’ayant cure des hallebardes, avait encorné et promené dans l’arène un garde allemand grand et blond qui, les boyaux à l’air, lançait moult Himmel et Mein Gott. Il avait fallu lui administrer d’urgence les derniers sacrements.

— Il marchait sur ses tripes, comme cet enseigne à Ostende, conclut Diego Alatriste. Tu te souviens ? Lors du troisième assaut contre le réduit du Cheval… Il s’appelait Ortiz, ou Ruiz, je ne sais plus.

Martin Saldana hocha la tête en caressant sa barbe poivre et sel de vieux soldat. Elle cachait une vilaine balafre reçue vingt ans plus tôt, précisément durant le siège d’Ostende. Ils étaient sortis des tranchées à l’aube, Saldana, Diego Alatriste et cinq cents hommes parmi lesquels se trouvait aussi mon père, Lope Balboa. Puis ils avaient remonté le glacis en courant, menés par le capitaine Don Tomâs de la Cuesta, derrière la croix de Saint-André que portait cet enseigne, Ortiz, ou Ruiz. Ils avaient pris à l’arme blanche les premières tranchées hollandaises avant d’escalader le parapet sous le feu de l’ennemi, puis ils avaient passé près d’une demi-heure à ferrailler sur la muraille, pendant que les coups de mousquet pleuvaient de toutes parts. C’était là que Martin Saldafia avait été blessé au visage et Diego Alatriste au sourcil gauche. C’était là aussi que l’enseigne Ortiz, ou Ruiz, avait reçu un coup d’escopette à brûle-pourpoint qui avait eu pour effet de lui mettre toutes les tripes à l’air. Elles traînaient par terre tandis qu’il courait pour sortir de la mêlée en essayant de les retenir avec ses mains. Peine perdue : on l’avait achevé d’un autre coup de feu en pleine tête. Et quand le capitaine de la Cuesta, ensanglanté comme Christ en croix, car il avait été blessé lui aussi, dit cette phrase : « Messieurs, nous avons fait ce que nous pouvions, battez la retraite et sauve qui peut », mon père et un autre soldat aragonais petit et dur, un certain Sébastian Copons, avaient aidé Saldafla et Diego Alatriste à regagner en courant les tranchées espagnoles, tantôt blasphémant contre Dieu et la Vierge, tantôt se recommandant à eux, pendant que des hordes de Hollandais les arquebusaient du haut des murailles. Quelqu’un eut assez de temps et de cœur au ventre pour ramener l’étendard du pauvre Ortiz, ou Ruiz, plutôt que de le laisser sur le bastion des hérétiques avec le cadavre de l’enseigne et celui de deux cents de ses camarades qui jamais plus n’iraient à Ostende, ni aux tranchées, ni nulle part.

— Je crois qu’il s’appelait Ortiz, finit par dire Saldafia.

Un an plus tard, ils avaient bien vengé l’enseigne et ses compagnons d’infortune, ainsi que ceux qui s’étaient fait trouer la peau avant et après cet assaut contre le réduit hollandais du Cheval. Au bout de la huitième ou neuvième tentative en effet, Saldafla, Alatriste, Copons, mon père et les autres vétérans du Tercio Viejo de Carthagène, hardis comme des lions, avaient réussi à emporter la muraille. Les Hollandais s’étaient mis à crier srinden, srinden, ce qui, à ce qu’on m’a dit, signifie « amis » ou « camarades », puis veijiven ans over, ou quelque chose du genre, c’est-à-dire « nous nous rendons ». Ce fut alors que le capitaine de la Cuesta, qui n’avait aucun don pour les langues mais qui était doué d’une mémoire prodigieuse, dit à ses hommes « ni srinden, ni veijiven pour ces fils à putain, pas de quartier, messieurs, souvenez-vous, pas un hérétique vivant dans cette place ». Et quand Diego Alatriste et les autres hissèrent enfin la vieille croix de Saint-André toute trouée sur le bastion, celle-là même qu’avait portée le pauvre Ortiz avant de trébucher dans ses tripes, le sang hollandais dégoulinait de leurs dagues et de leurs épées, jusqu’à leurs coudes.

— On m’a dit que tu allais retourner là-bas, dit Saldana.

— C’est possible.

Encore ébahi par le spectacle des taureaux, de tous ces gens qui maintenant quittaient la place pour prendre la Calle Mayor, de ces dames et de ces gentilshommes qui montaient dans leurs voitures, de ces cavaliers et de ces élégants qui se rendaient au parvis de San Felipe ou sur celui du palais, je prêtais cependant une grande attention à ce que disait le lieutenant d’alguazils. En cette année mille six cent vingt-trois, deuxième du règne de notre jeune roi Philippe, la reprise de la guerre en Flandre réclamait plus d’argent, plus de régiments et plus d’hommes. Le général Ambrosio Spinola recrutait des soldats dans toute l’Europe et des centaines de vétérans s’engageaient sous leurs anciens drapeaux. Le Tercio de Carthagène, décimé à Julich où mon père avait trouvé la mort, anéanti un an plus tard à Fleurus, se reconstituait et irait bientôt participer au siège de Breda. Bien que sa blessure reçue à Fleurus ne fût pas encore complètement cicatrisée, Diego Alatriste, je le savais, avait pris contact avec ses anciens camarades pour préparer son retour dans les rangs. Ces derniers temps, malgré sa modeste condition de spadassin, ou précisément à cause d’elle, le capitaine s’était fait de puissants ennemis à la cour. Il n’était donc point malavisé pour lui de prendre le large quelque temps.

— C’est peut-être mieux ainsi.

Saldana regardait Alatriste d’un air entendu. Madrid est devenu dangereux…

— Tu emmènes le petit ?

Nous marchions dans la foule, longeant les boutiques closes des bijoutiers, en direction de la Puerta del Sol. Le capitaine me lança un bref regard, puis fit un geste évasif.

— Il est peut-être trop jeune.

Le lieutenant d’alguazils ébaucha un sourire. Il avait posé sur ma tête sa main large et rude tandis que j’admirais la crosse des pistolets qu’il portait à la ceinture avec sa dague et son épée à grande coquille, sur le gilet de peau, fort utile pour se protéger le torse des mauvais coups qui faisaient partie de son métier. Cette main, me dis-je alors, avait un jour serré celle de mon père.

— Pas trop jeune pour certaines choses, à ce qu’il paraît – le sourire de Saldana s’élargit, amusé et ironique, car il savait ce que j’avais fait lors de l’aventure des deux Anglais. Et tu t’es bien engagé à son âge.

C’était vrai. Cadet d’une famille d’hidalgos de la campagne, âgé de treize ans et sachant à peine les quatre règles, l’écriture et un peu de latin, Diego Alatriste s’était enfui de l’école et de chez ses parents, il y avait de cela un bon quart de siècle. Il était arrivé à Madrid avec un ami et, mentant sur son âge, avait pu s’engager comme page-tambour dans l’un des régiments qui partaient pour la Flandre avec l’archiduc Alberto.

— C’était une autre époque, répondit le capitaine.

Il s’écarta pour céder le passage à deux jeunes femmes qui avaient l’air de courtisanes de luxe, escortées par leurs galants. Saldafla, qui semblait les connaître, ôta son chapeau, non sans une certaine malice, ce qui lui valut un regard furibond de l’un des godelureaux, lequel disparut comme par enchantement quand le pauvre homme vit tout le fer que le lieutenant d’alguazils portait sur lui.

— Tu as raison, dit Saldana, songeur. C’était une autre époque. Et d’autres hommes.

— Et d’autres rois.

Le lieutenant d’alguazils qui suivait des yeux les deux femmes se retourna brusquement vers Alatriste.

— Allons, Diego, ne parle pas ainsi devant le petit – il regardait autour de lui, mal à l’aise. Tu m’embarrasses. Et tu oublies que je représente la justice du roi.

— Je ne t’embarrasse pas. Je n’ai jamais manqué à mon roi, quel qu’il soit. Mais j’en ai servi trois, et je te dis qu’il y a rois et rois.

Saldana se caressait la barbe.

— Vive Dieu.

— Vive Dieu, ou qui tu voudras.

Le lieutenant d’alguazils me lança une autre œillade inquiète avant de se tourner vers Alatriste. Je vis qu’instinctivement il avait posé la main sur le pommeau de son épée.

— Tu ne me chercherais pas des noises, Diego ?

Le capitaine ne répondit pas. Impassibles sous le large bord de son chapeau, ses yeux clairs dévisageaient le lieutenant Saldana qui s’était redressé car, même fort et robuste, il était moins grand que le capitaine. Les deux hommes se regardaient dans les yeux, leurs visages hâlés de vieux soldats couverts de fines rides et de cicatrices, tout proches l’un de l’autre. Quelques passants se retournèrent. Dans cette Espagne turbulente, ruinée et fière – en vérité, la fierté était tout ce qu’il nous restait en poche –, personne ne laissait passer une parole lancée à la légère, et même des amis intimes étaient capables d’en venir aux mains pour un mot déplacé :

Il parla, passa, regarda et fit, hardi, une réflexion en différente partie, en galant découvert ou peut-être masqué : incontinent champ de bataille fut lèpre.

Trois jours plus tôt, en pleine promenade du Prado, un cocher du marquis de Novoa avait donné six coups de poignard à son maître qui l’avait traité de manant. Ces altercations pour un oui ou pour un non étaient monnaie courante. Je crus donc un instant que Saldana allait dégainer et qu’il allait se battre en pleine rue avec Alatriste. Mais j’avais tort. Car s’il est vrai que le lieutenant d’alguazils était parfaitement capable – il en avait déjà donné la preuve – d’envoyer ses amis en prison et même de leur faire voler la tête en éclats dans l’exercice de ses fonctions, il n’en est pas moins vrai que jamais il n’aurait profité des pouvoirs de sa charge contre Diego Alatriste pour des questions personnelles. Cette éthique tortueuse avait cours à l’époque entre ces hommes durs. Et moi qui les ai fréquentés pendant ma jeunesse et tout le reste de ma vie, je peux attester que chez les pires malandrins, vauriens, soldats et autres truands, j’ai trouvé plus de respect pour certains codes et règles tacites que chez les gens de condition prétendument honorable. Martin Saldana était de cette trempe, et il résolvait ses disputes en dégainant l’épée comme un homme, sans s’abriter derrière l’autorité du roi ni chercher d’autres prétextes. Grâce à Dieu, tout s’était dit à voix basse. Il n’y avait pas eu d’affront public et irréparable qui puisse menacer la vieille amitié, âpre et rude, qui unissait les deux anciens soldats. De toute façon, la Calle Mayor, où tout Madrid se promenait après une course de taureaux, n’était pas le lieu pour se quereller ni se battre. Saldana laissa finalement s’échapper de sa poitrine un soupir désabusé. Il semblait s’être détendu tout à coup, et dans ses yeux sombres qui fixaient encore ceux du capitaine Alatriste je crus deviner l’étincelle d’un sourire.

— Un jour, tu vas te faire tuer, Diego.

— C’est possible. Et ce sera peut-être par toi. Ce fut au tour d’Alatriste de sourire. Je vis Saldana secouer la tête, découragé.

— Nous ferions mieux de changer de conversation, dit-il.

Il avait levé la main en un geste bref, presque maladroit, à la fois rude et amical, pour frôler un instant l’épaule du capitaine.

— Allez, invite-moi à prendre un verre.

Les choses en restèrent là. Quelques pas plus loin, nous nous arrêtâmes à la Taverne des Maréchaux où se pressaient laquais, écuyers, commissionnaires et vieilles femmes prêtes à louer leurs services comme duègnes, mères ou tantes. Une servante posa sur la table tachée de vin deux pichets de Valdemoro qu’Alatriste et le lieutenant d’alguazils expédièrent en un tournemain. Toutes ces paroles leur avaient mis le gosier à sec. Quant à moi, qui n’avais pas encore atteint mes quatorze ans, je dus me contenter d’un verre d’eau de la cruche, le capitaine ne me permettant pas de toucher au vin, sauf dans les panades que nous avions coutume de prendre comme petit déjeuner – nous n’avions pas toujours de quoi nous acheter du chocolat –, ou quand il me trouvait un peu pâlot, pour me redonner des couleurs. Il ignorait cependant que Caridad la Lebrijana m’apportait en cachette des tranches de pain trempées dans du vin et du sucre, gâterie dont je raffolais quand j’étais jeune, moi qui n’avais pas un sou vaillant pour me procurer des douceurs. Au chapitre du vin, le capitaine me disait que j’avais tout le temps devant moi pour en boire jusqu’à en crever, si je voulais, et qu’il n’est jamais trop tard pour ce faire. Bien des gens honorables, me disait-il, s’étaient perdus dans le jus de Bacchus. Mais il m’expliquait cela peu à peu, car je crois vous avoir déjà raconté que Diego Alatriste était un homme avare de ses paroles et que ses silences étaient plus éloquents que ses mots. En vérité, quand je fus soldat à mon tour, et d’autres choses encore, il m’est arrivé plus d’une fois de trop boire. Mais j’ai toujours été modéré dans ce vice – j’en ai eu de pires – qui chez moi ne fut jamais que source passagère de stimulation et de divertissement. Je pense que c’est au capitaine Alatriste que je dois cette modération, même s’il ne prêchait pas par l’exemple, tant s’en faut. Je me souviens bien de ses longues beuveries silencieuses. Contrairement à d’autres, il levait peu le coude quand il était en compagnie et ce n’était pas non plus la joie qui le poussait à s’imbiber du jus de la treille. Sa façon de boire était posée, méthodique et mélancolique. Quand le vin commençait à faire son effet, il se taisait et fuyait la compagnie de ses amis. En réalité, chaque fois que je pense à lui ivre, je le vois seul dans notre petit logement de la rue de l’Arquebuse, dans la cour de la Taverne du Turc, immobile devant son verre, le pichet ou la bouteille, les yeux fixés sur le mur où étaient accrochés son épée, sa dague et son chapeau, comme s’il contemplait des images que lui seul dans son silence obstiné pouvait évoquer. Et à la façon dont il tordait ensuite la bouche sous sa moustache d’ancien soldat, j’oserais jurer que ces images n’étaient pas de celles qu’un homme contemple ou revit avec plaisir. S’il est vrai que chacun traîne avec soi ses fantômes, ceux de Diego Alatriste y Tenorio n’étaient ni aimables, ni de bonne compagnie. Mais, comme je l’ai entendu le dire un jour en haussant les épaules avec ce geste singulier qui était tellement le sien et qui paraissait fait à la fois de résignation et d’indifférence, tout homme courageux peut choisir la forme et le lieu de sa mort, mais personne ne choisit ce dont il se souvient.

Le parvis de San Felipe grouillait de monde. On bavardait, on saluait ses connaissances, on allait s’accouder sur la balustrade de la célèbre esplanade pour regarder les voitures et les passants qui se promenaient dans la rue. Ce fut là que Martin Saldana prit congé de nous. Mais nous ne restâmes pas longtemps seuls, car bientôt vinrent nous rejoindre Fadrique le Borgne, apothicaire de Puerta Cerrada, et le père Ferez, absolument ravis de la course de taureaux. C’était justement le père Ferez qui, se trouvant près du garde allemand que le taureau avait étripé, lui avait administré les derniers sacrements. Le jésuite commentait les détails de l’événement, racontant comment la reine, parce que jeune et française, avait manqué défaillir dans sa loge, alors que le roi, galant, lui prenait la main pour la réconforter. La reine était restée dans la Maison de la Boulangerie au lieu de se retirer comme beaucoup croyaient qu’elle le ferait. Et ce geste fut tellement apprécié du public que, lorsque le roi et la reine se levèrent à la fin du spectacle, il leur fit une ovation pleine d’affection à laquelle le jeune et coquet Philippe IV répondit en se découvrant un instant.

Je vous ai déjà dit qu’en ce premier tiers de siècle le peuple madrilène conservait encore, en dépit de son naturel frondeur et malicieux, une certaine ingénuité pour ce genre de gestes chez la famille royale. Ingénuité que le temps et les désastres allaient transformer en désillusion, rancœur et honte. Mais à l’époque de cette histoire, notre monarque était un jeune homme et l’Espagne, quoique déjà corrompue, mortellement blessée dans son cœur, conservait les apparences, le faste et les manières. Nous étions encore quelque chose et nous le fûmes encore quelque temps, jusqu’à nous trouver exsangues, sans un soldat et sans un maravédis. La Hollande nous détestait, l’Angleterre nous craignait, le Turc n’osait plus faire un pas, la France de Richelieu grinçait des dents, le Saint-Père recevait avec beaucoup de prudence nos graves ambassadeurs vêtus de noir, et toute l’Europe tremblait au passage des vieux tercios – encore la meilleure infanterie du monde –, comme si le diable lui-même faisait résonner leurs tambours. Moi qui ai vécu ces années et celles qui vinrent ensuite, je vous jure qu’en ce siècle nous étions encore ce que personne d’autre ne fut jamais. Et quand se coucha enfin le soleil qui avait illuminé Tenochtitlán, Pavie, Saint-Quentin, Lépante et Breda, le crépuscule se teignit du rouge de notre sang, mais aussi de celui de nos ennemis. Comme ce jour, à Rocroi, que je laissai dans la cuirasse d’un Français la dague que m’avait donnée le capitaine Alatriste. Vous me direz que tous ces efforts et ce courage, nous autres, Espagnols, aurions dû les consacrer à construire un pays décent, au lieu de les gaspiller en guerres absurdes, en filouteries, en corruption, en chimères et en eau bénite. Ce qui est bien vrai. Mais je raconte les choses comme elles se sont passées. Et puis, tous les peuples ne sont pas pareillement raisonnables lorsqu’il s’agit de choisir leur destin, ni également cyniques lorsqu’ils se justifient ensuite devant l’Histoire ou devant eux-mêmes. Nous fûmes des hommes de notre siècle : nous n’avions pas choisi de naître et de vivre dans cette Espagne souvent misérable et parfois magnifique qui nous échut en partage, mais elle fut nôtre. Telle est la malheureuse patrie – ou comme on voudra l’appeler aujourd’hui – que j’ai dans la peau, dans mes yeux fatigués et dans ma mémoire, que je le veuille ou non.

C’est dans cette mémoire que je vois, comme si c’était hier, Don Francisco de Quevedo au pied des marches de San Felipe. Comme à l’accoutumée, il était vêtu tout de noir, sauf le col blanc empesé et la croix rouge de Saint-Jacques sur le pourpoint, du côté gauche de la poitrine. Bien que l’après-midi fût ensoleillé, il portait sur les épaules la longue cape qui lui servait à dissimuler sa boiterie : une cape sombre dont le drap se relevait par-derrière sur le fourreau de l’épée. Une main négligemment posée sur le pommeau de sa flamberge, le chapeau dans l’autre, il conversait avec des connaissances. Le lévrier d’une dame s’approcha de lui jusqu’à frôler sa main droite gantée. La dame se trouvait juste à côté du marchepied d’une voiture, en conversation avec deux gentilshommes. Elle était belle. Don Francisco caressa la tête de l’animal tout en lançant un regard rapide et courtois à sa propriétaire. Le lévrier accourut à elle comme s’il était porteur de cette caresse et la dame remercia Don Francisco d’un sourire et d’un mouvement de son éventail, ce à quoi le poète répondit en inclinant légèrement la tête et en redressant sa moustache entre le pouce et l’index. Poète, fine lame, bel esprit célèbre comme pas un, Don Francisco était aussi, à l’époque où je le connus comme ami du capitaine Alatriste, dans la force de l’âge, un homme galant qui jouissait de la considération des dames. Stoïque, lucide, mordant, courageux, gaillard en dépit de sa boiterie, homme de bien malgré son mauvais caractère, généreux avec ses amis, implacable avec ses ennemis, il expédiait un adversaire aussi bien de deux quatrains bien tournés que d’un coup d’épée sur la Cuesta de la Vega. Il se faisait aimer d’une dame par quelque délicate attention et un sonnet. Il savait aussi s’entourer de philosophes, de docteurs et de sages qui recherchaient sa conversation amène et sa compagnie. Jusqu’au bon Don Miguel de Cervantès, le plus bel esprit de tous les temps, n’en déplaise aux Anglais hérétiques avec leur Shakespeare, le Cervantès immortel assis à la droite de Dieu depuis ce jour où, sept ans plus tôt, ayant mis le pied à l’étrier, il s’en était allé vers l’autre vie, qui avait dit de Don Francisco qu’il était excellent poète et gentilhomme accompli dans ces vers célèbres :

Des poètes benêts voilà bien le fléau,

qui du Parnasse expulsera à coup d’estoc

les rimailleurs infâmes dont nous aurons le lot.

 

Toujours est-il que cet après-midi Don Francisco, comme c’était son habitude, se trouvait sur le parvis de San Felipe pendant que Madrid se promenait dans la Calle Mayor après la course de taureaux, spectacle qu’il n’appréciait guère. Quand il vit apparaître le capitaine Alatriste qui se promenait avec le père Ferez, Fadrique le Borgne et moi-même, il prit congé de ceux qui l’entouraient avec beaucoup de politesse. J’étais loin de soupçonner à quel point cette rencontre allait nous compliquer l’existence, mettant en danger nos vies et plus particulièrement la mienne, et comment le Destin se plaît à tracer d’étranges combinaisons avec les hommes, leurs travaux et leurs périls. Si cet après-midi, tandis que Don Francisco s’approchait de nous avec l’expression affable qui lui était coutumière, quelqu’un avait dit que l’énigme de la femme retrouvée morte dans la matinée nous entraînerait dans une autre aventure, le sourire avec lequel le capitaine Alatriste salua le poète se serait figé sur ses lèvres. Mais, avant qu’on les voie rouler, on ne sait jamais ce que vont donner les dés qui ont été jetés.

— Je dois vous demander une faveur, dit Don Francisco.

Entre le poète et le capitaine, ces paroles n’étaient que simples formalités, ce qu’indiqua clairement le regard, presque de reproche, que le capitaine lui adressa en entendant ces mots. Le jésuite et l’apothicaire étaient partis de leur côté et nous déambulions maintenant devant les étals qui entouraient la fontaine du Buen Suceso, à la Puerta del Sol. Les oisifs venaient s’y asseoir pour écouter le clapotis de l’eau ou regarder la façade de l’église et de l’hôpital royal. Le poète et le capitaine marchaient devant moi, côte à côte. Je me souviens encore de la sombre tenue du poète, cape pliée sur le bras, à côté du sobre pourpoint marron du capitaine, de sa culotte courte à la wallonne, de ses chausses boutonnées et de sa ceinture où pendaient son épée et sa dague, tandis que les deux hommes fendaient la foule dans la lumière incertaine du crépuscule.

— Je vous suis trop obligé, Don Francisco, pour que vous me doriez la pilule, dit Alatriste. Passez donc plutôt au deuxième acte.

Le poète rit doucement. Peu de temps auparavant, lors de l’aventure des deux Anglais, à quelques pas de là et précisément durant le deuxième acte d’une comédie de Lope de Vega, le capitaine s’était vu secourir par Don Francisco qui l’avait tiré d’un mauvais pas alors que les coups d’épée pleuvaient sur lui comme la grêle.

— J’ai des amis, dit Don Francisco, que j’apprécie et qui voudraient vous parler.

Il s’était retourné pour voir si j’écoutais la conversation, mais mon regard errait sur la place, ce qui parut le rassurer. En fait, je suivais attentivement ce qu’il disait. Dans cette ville et à cette époque, un garçon dégourdi apprenait vite. Et malgré mon jeune âge, j’avais fort bien compris qu’ouvrir tout grands les yeux et les oreilles ne faisait point de tort, bien au contraire. Dans la vie, le mal n’est pas de savoir mais de montrer que l’on sait. Et celui qui commet la sottise de montrer qu’il en sait trop risque autant que le niais qui n’en sait pas assez. Mieux vaut connaître la musique avant que ne commence le bal.

— On dirait que vous allez me parler d’un petit travail, répondit le capitaine.

C’était un euphémisme, bien entendu. Dans le métier de Diego Alatriste, les petits travaux se faisaient d’ordinaire dans des ruelles obscures, à tant le coup d’épée. Une estafilade au visage, couper l’oreille d’un créancier ou du galant de la légitime, un coup de pistolet à bout portant ou six pouces d’acier dans la gorge, il y avait pour tout un tarif établi. Sur cette place où nous étions, vous auriez pu trouver au moins une douzaine de professionnels avec qui conclure un marché.

— C’est exact, fit le poète en remontant ses besicles. Et un travail bien payé, je peux vous l’assurer.

Diego Alatriste regarda longuement son interlocuteur. J’observai quelques instants son profil aquilin sous le large bord de son chapeau orné d’une plume rouge défraîchie, seule note de couleur dans sa tenue.

— Vous avez donc décidé de me fâcher aujourd’hui, Don Francisco, dit-il enfin. Vous prétendez que je me fasse payer pour un service que je vous rendrais ?

— Il ne s’agit pas de moi, mais d’un père et de ses deux jeunes fils. Ils ont un problème et ils sont venus me demander conseil.

Du haut de la fontaine de lapis-lazuli et d’albâtre, la Mariblanca nous regardait passer pendant que l’eau chantait à ses pieds. Les dernières lueurs du jour s’attardaient. Des soldats et des fier-à-bras à l’aspect terrible avec leurs énormes moustaches et leurs formidables épées, sans parler de cette manière qu’ils avaient de se tenir debout en écartant les jambes, parlaient en groupes devant les portes fermées des boutiques de soieries, de draps et de livres, ou buvaient un verre devant les misérables tréteaux des marchands de boissons, au milieu de la foule des aveugles, des mendiants et des femmes de petite vertu. Alatriste connaissait certains des soldats. Ils le saluèrent de loin et il leur répondit distraitement en touchant le bord de son chapeau.

— Vous êtes mêlé à l’affaire ? demanda-t-il. Don Francisco fit un geste ambigu.

— En partie seulement. Mais pour des raisons que vous comprendrez bientôt, je dois aller jusqu’au bout.

Nous croisâmes d’autres fiers-à-bras aux moustaches dressées et au regard perfide qui flânaient devant les grilles du Buen Suceso. Ce lieu, comme la rue de la Montera toute proche, était fréquenté par les soldats et les matamores. Les querelles y étaient fréquentes et l’on fermait la grille de l’église pour empêcher qu’après un échange de coups d’épée les fugitifs n’y trouvent asile pour se soustraire à la justice.

— Dangereux ?

— Très.

— Il faudra se battre, j’imagine.

— J’espère que non. Mais les risques sont plus grands qu’un simple coup de lame.

Le capitaine fit quelques pas en regardant en silence le chapiteau du couvent de la Victoria qui se dressait derrière les étroites maisons du fond de la place, au carrefour de la chaussée de San Jerónimo. Impossible de se promener dans cette ville sans tomber sur une église.

— Et pourquoi moi ? demanda-t-il enfin. Don Francisco se mit à rire doucement, comme il l’avait fait un peu plus tôt.

— Pardieu, parce que vous êtes mon ami. Et aussi parce que vous êtes de ceux qui chantent fort mal avec les instruments à cordes, en dépit de tous les efforts des bourreaux, rapporteurs et greffiers.

Pensif, le capitaine passa deux doigts sur son col à la wallonne.

— Un travail bien payé, disiez-vous.

— De fait.

— Par vous ?

— Je voudrais bien. Mais j’en serais parfaitement incapable. Mon escarcelle est vide.

Alatriste continuait à se toucher la gorge.

— Chaque fois qu’on me propose une affaire bien payée, c’est pour que je mette le cou dans la corde du bourreau.

— C’est effectivement le cas, reconnut le poète.

— Par le Christ, la belle affaire que vous me proposez !

— Vous mentir serait une félonie.

Le capitaine regarda Quevedo d’un air ironique.

— Et comment se fait-il que vous vous mettiez dans des embarras semblables. Don Francisco ?… Juste au moment où vous avez retrouvé la faveur du roi, après votre longue disgrâce auprès du duc d’Osuna…

— C’est bien vrai, mon ami, se lamenta le poète. Maudit soit le sort qui me joue toujours des tours. Mais il est des engagements auxquels on ne peut se soustraire… Mon honneur est en jeu.

— Et votre tête, dites-vous. Cette fois, ce fut Don Francisco qui regarda Diego Alatriste d’un air railleur.

— Et la vôtre, capitaine, si vous décidez de m’accompagner.

Le si vous décidez était superflu, et les deux hommes le savaient. Le capitaine garda le sourire pensif qu’il avait sur les lèvres, tourna la tête d’un côté puis de l’autre, esquiva un tas d’ordures puantes, salua distraitement une femme au généreux décolleté qui lui fit un clin d’œil derrière l’étal d’une gargote, et finit par hausser les épaules.

— Et pourquoi devrais-je le faire ?… Mon ancien régiment part sous peu en Flandre et il m’arrive souvent de penser qu’un changement d’air me ferait du bien.

— Pourquoi devriez-vous le faire ?

Don Francisco se caressait la moustache et le menton, pensif.

— A vrai dire, je n’en sais rien. Peut-être parce que lorsqu’un ami se trouve en difficulté, il ne nous reste plus qu’à nous battre.

— Nous battre ?… Il y a un instant, vous disiez que vous pensiez bien qu’on n’en viendrait pas aux mains.

Le capitaine s’était retourné et regardait attentivement le poète. Le ciel s’obscurcissait déjà au-dessus de Madrid et les premières ombres venaient à notre rencontre, sorties des ruelles qui donnaient sur la place. Les contours des choses et les traits des passants commençaient à s’estomper. Un marchand alluma une lampe. La lumière se mit à jouer sur les besicles de Don Francisco, sous le feutre de son chapeau.

— Et c’est vrai, dit le poète. Mais si quelque chose tourne mal, ce ne sont pas les coups de lame qui vont manquer.

Il rit tout bas, mais le cœur n’y était pas. Au bout d’un instant, j’entendis le capitaine Alatriste rire de la même manière. Après cela, ni l’un ni l’autre ne dirent un mot. Et moi, médusé par ce que je venais d’entendre, excité comme l’est quelqu’un qui se sait attiré vers de nouveaux périls, je continuais à marcher derrière leurs silhouettes sombres et silencieuses. Puis Don Francisco s’éloigna et le capitaine Alatriste resta un moment seul, immobile et muet dans la pénombre, sans que j’ose m’approcher de lui ni lui adresser la parole. Et il demeura ainsi, comme s’il avait oublié ma présence, jusqu’à ce que neuf coups sonnent à l’église de la Victoria.